Raymond Vall, sénateur : « La lutte contre l’illectronisme doit s’imposer comme une cause nationale »
À l’initiative du groupe du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), Le Sénat a créé une mission d’information « Lutte contre l’illectronisme et inclusion numérique » en mars dernier. Alors que les services publics se dématérialisent à grande vitesse, l’objectif de cette mission est de proposer des mesures fortes dans un rapport qui sera déposé le 30 septembre prochain, afin de favoriser l’inclusion numérique pour tous. Entretien avec Raymond Vall, sénateur du Gers et rapporteur de la mission.
Monsieur Raymond Vall, qu’est-ce que l’illectronisme ?
L’illectronisme, c’est une contraction des mots illettrisme et électronique. C’est l’illettrisme du numérique. C’est un mot nouveau rentré dans le dictionnaire en 2020. Nous partons avec cette statistique qu’il y a 13 millions de Français qui souffrent d’illectronisme. Mais si l’on se réfère aux 4 éléments que l’INSEE a définis comme les compétences numériques de base (à savoir la recherche d’information, la communication, l’utilisation d’un logiciel ou la résolution d’un problème, N.D.L.R.), nous arrivons à un chiffre de 42% de Français déclarés en handicap numérique. Les conséquences sont assez dramatiques, et comme cela ne fait que s’accélérer, il faut que ce rapport, qui sera déposé en fin septembre, puisse faire des propositions fortes pour que l’on arrive à faire prendre conscience au gouvernement actuel qu’il est important de se donner les moyens.
Quelles sont les personnes les plus touchées par l’illectronisme ?
D’abord il y a les personnes âgées, notamment celles qui ne savent pas se servir d’un smartphone. Ces personnes sont en isolement complet. Ensuite, quand on se penche sur les facteurs liés à l’illectronisme, on s’aperçoit qu’il y a la situation géographique, le manque d’infrastructures et l’origine sociale. Il y a aussi ceux qui ont malheureusement échoué dans leurs études et qui ont un bagage très réduit. Le spectre des citoyens touchés est très divers et mérite que l’on essaie de comprendre comment peut-on corriger cela.
Pourquoi avoir engagé cette mission de lutte contre l’illectronisme et quel est votre rôle ?
J’ai proposé cette idée en décembre 2019. Je voyais bien qu’au fur et à mesure que les services publics disparaissaient en territoires ruraux, on se retrouvait avec des citoyens qui étaient complètement perdus, ce qui créait une fracture sociale et territoriale. Le groupe RDSE auquel j’appartiens a déposé cette demande au mois de mars. À ce moment-là, nous étions déjà dans le début de la pandémie, et pour en sortir, nous avons pu constater combien la fracture numérique était présente, et combien il était important d’essayer de trouver des solutions. La mission a été engagée au mois d’avril et comprend 23 sénateurs, dont 4 de la région Midi-Pyrénées. En tant qu’instigateur, j’avais le choix d’en être rapporteur ou président. J’ai préféré être rapporteur, parce que cela me permet de peut-être mieux faire passer quelques idées qui correspondent à mon origine rurale.
N’y a-t-il pas déjà de moyens mis en œuvre de lutte contre l’illectronisme ?
Aujourd’hui, notre premier constat est que les moyens que nous avons commencé à mettre en œuvre sont dérisoires. Il y a une agence nationale de lutte contre l’illectronisme qui comprend quelques salariés à Lyon, avec un budget d’un million d’euros, c’est-à-dire rien. Nous avons auditionné en début le semaine de Défenseur des Droits Jacques Toubon, qui nous a affirmé que cette mission tombait à pic, et qu’il espérait que nous allions défendre le fait qu’on ne peut plus accepter que des services publics disparaissent sans qu’il y ait la possibilité pour le citoyen de rencontrer physiquement ces services publics. Parce qu’on en est là. Au fur et à mesure que l’on numérise et dématérialise, il y a de plus en plus de services qui ont disparu et qui sont devenus inaccessibles physiquement. Prenons l’exemple de ce qui s’est passé avec les cartes grises (le Plan Préfectures Nouvelle Génération rend obligatoire l’utilisation du numérique pour les démarches liées aux certificats d’immatriculation depuis novembre 2017, N.D.L.R.). Cela a été d’une brutalité inacceptable. Exemple aussi avec ce qui se passe aujourd’hui pour les déclarations fiscales, vous ne pouvez plus revoir quelqu’un ! Ceci ne fait qu’aggraver cette fameuse fracture territoriale et sociale que nous avons ressentie lors de phénomènes divers, avec les gilets jaunes, la désertification médicale ou le manque d’infrastructure. Tout ça se rajoute, et l’illectronisme vient, à travers ce que l’on a vécu pendant cette pandémie, comme un révélateur. Aujourd’hui quand vous êtes confinés, quand vous n’avez pas la possibilité de vous déplacer, c’est là que l’on mesure combien l’exclusion numérique est pénalisante.
Quelles premières constatations avez-vous relevées lors de cette mission ?
Nous avons recueilli depuis un certain nombre d’études et d’enquêtes sur l’illectronisme. Au fur et à mesure que l’on auditionne les organismes qui nous paraissent judicieux d’auditionner, nous constatons que la situation est grave. Nous étions récemment en audition avec l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires pour savoir comment on intégrait le numérique dans une politique d’aménagement du territoire. On ne sait plus aujourd’hui penser une politique d’aménagement du territoire, sans inclure le numérique qui, à travers cette crise, a démontré combien il pouvait apporter et quel atout extraordinaire il était. Nous avons un rythme d’audience très soutenu, et parmi les audiences que nous avons relatées, j’ai aussi découvert il y a quelques jours qu’il existait une faiblesse au sein de l’Éducation nationale, qui n’a pas d’obligation de donner des compétences à ses enseignants pour transmettre les premiers rudiments du numérique. On équipe les écoles de numérique avec de l’argent public, mais s’il n’y a pas d’enseignants avec des compétences pour former, c’est assez grave.
Que peut apporter le secteur privé aux pouvoirs publics en matière d’inclusion numérique ?
Pour l’instant nous ne les avons pas encore auditionnés, il nous reste le gros morceau ! Mais je suis impatient d’auditionner les opérateurs. On continue à créer des tiers-lieux, à financer des infrastructures avec l’État, à créer des espaces de télétravail, et c’est très bien ! Nous engageons avec de l’argent public des bataillons de nouveaux consommateurs du numérique, mais nous en attendrons aussi des opérateurs. C’est bien joli de déployer des fibres et des réseaux, mais qui s’occupe de former ces nouveaux consommateurs dont ils bénéficient ? C’est comme lorsque l’on a inventé la voie ferrée ou déployé les réseaux électriques, c’est de la même ampleur. Il faudrait peut-être que ceux qui bénéficient de l’arrivée de ces thématiques, qui ne peuvent être développées qu’avec l’arrivée du numérique, mettent la main à la pâte.
Avec 42% de personnes estimées touchées par l’illectronisme, vous êtes-vous fixé des objectifs chiffrés pour les années à venir ?
C’est difficile aujourd’hui de parler d’objectifs. L’objectif est aujourd’hui évidemment de réduire ce chiffre le plus rapidement possible et dans les proportions les plus importantes. En fonction des tranches d’âge et du positionnement social, il y a à jouer sur tout le clavier des dispositifs, il est donc compliqué d’en faire une évaluation. On crée des tiers-lieux que l’on va équiper avec des débits importants, je me dis « Pourquoi ne pas rendre ces espaces polyvalents ? ». On peut imaginer que les gens fassent du télétravail la journée et qu’on puisse aussi le soir faire de la formation dans ces mêmes lieux qui sont équipés. Il faut vite optimiser tout ce que l’on a en termes d’espaces et de compétences, et peut-être imaginer un service national de lutte contre l’illectronisme. Il faut absolument que cela devienne une cause nationale, sinon nous allons laisser sur le bord de la route des millions de Français et de Françaises.
Propos recueillis par Clément Seilhan