Universitaire qui se revendique féministe, Isabelle Collet vient de publier « Les oubliées du Numérique », livre fondé sur plus de 20 ans de recherches. Entretien.
Isabelle Collet est professeure en sciences de l’éducation à l’université de Genève, spécialiste de l’inclusion des femmes dans le numérique depuis plus de quinze ans. Elle a fondé l’ARGEF, l’Association de recherche sur le genre en éducation, et elle est membre du Conseil d’administration de la Fondation femme@numérique, experte pour l’Union européenne sur ces questions.
Votre constat sur la faible place des femmes dans le numérique est accablant : doit-on parler d’un problème « franco-français » ?
Isabelle Collet : Non, la situation est malheureusement peu ou prou la même dans tous les pays occidentaux. Dans tous ces pays, on retrouve la même suspicion concernant les compétences des femmes dans le domaine du numérique. Partout, on retrouve les mêmes chiffres. Environ 15% de femmes dans les métiers techniques, mais elles représentent 75% des effectifs dans les métiers « supports », comme l’administration, les ressources humaines ou le marketing. Pour les femmes, cela se traduit tout simplement par des salaires moins élevés et des perspectives d’évolution plus limitées.
- Peut-on donner quelques exemples récents de ce manque d’inclusion ?
Isabelle Collet : Le premier, c’est le pourcentage de femmes fondatrices et dirigeantes de startups du numérique : il n’y en a que 9% en France. D’autres exemples concernent l’évolution du « prestige » de telle ou telle spécialité. Ainsi, lorsqu’on parlait de « sécurité informatique », il y avait un cinquième de femmes. Maintenant que l’on parle de « cybersécurité » et que la filière est plus prestigieuse, la proportion de femmes est retombée à 11%. Le phénomène est quasiment le même pour la donnée. Quand on disait « data mining » et que la filière avait une cote plutôt faible, de nombreuses femmes postulaient aux postes concernés. Désormais, on dit – à tort ou à raison – « big data » et les femmes sont peu nombreuses. Idem pour l’intelligence artificielle : seulement 12% de femmes en France.
Concrètement, la place des femmes dans l’informatique a progressé sensiblement au cours des décennies 1970 et 1980. Depuis la tendance s’est inversée. Je pose notamment deux questions dans cet ouvrage : Qu’y a-t-il de si masculin en informatique ? D’où vient ce retournement de situation autour des années 1980 ?
- Avez-vous des éléments de réponse et peut-on s’attendre à une amélioration concernant l’inclusion des femmes dans le numérique ?
Isabelle Collet : Quand on regarde les chiffres de près*, on constate que le nombre de femmes dans les filières d’enseignement supérieurs dédiées au numérique a peu évolué entre 1985 et 2010 alors que, dans le même temps, le nombre d’hommes dans ces filières a été multiplié par trois. Il n’y a pas « une » seule et unique explication à ce changement à la fin des années 1980. On peut évoquer une « revanche » des hommes, la force des réseaux de socialisation (comme si les femmes ne savaient pas aller boire des bières !), l’inertie de l’écosystème…
Cependant, il y a plusieurs raisons d’être optimiste. Le milieu du numérique a changé et fait de l’inclusion des femmes une priorité. Cela prendra du temps car ce sont les mentalités qui doivent évoluer : quel que soit l’arsenal juridique mis en place, cela ne se fera pas du jour au lendemain. Dans ce domaine, les Etats-Unis ou la Norvège montrent la voie à suivre car, pour nous, le point de déclanchement, c’est maintenant. Si la dynamique qui se fait jour ici perdure, les choses peuvent évoluer concernant la place des femmes dans le numérique.
Propos recueillis par Pascal Boiron, MID e-news
*Les chiffres sont principalement issus du CIGREF et de la fondation Femmes@numériques