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Le paléoanthropologue Pascal Picq sera la semaine prochaine l’un des invités de Futurapolis Planète, événement organisé par Le Point à Toulouse. Il s’intéresse tout particulièrement à la manière dont les avancées technologiques bousculent l’espèce humaine.
Pascal Picq, vous intervenez à Futurapolis Planète pour une conférence nommée « Sapiens Sapiens est-il dépassé par notre époque ? ». Selon qu’on soit méfiant de la technologie ou qu’on soit technophile, on peut interpréter cette question de façon très négative ou presque avec enthousiasme. Comment interprétez-vous cette ambivalence ?
Cela est à l’image du destin de notre espèce, qui représente un succès étonnant d’un point de vue darwinien. Nous sommes absolument partout sur la planète. Le succès devrait être toujours la première étape d’une remise en question. Pour l’Homme, ce ne fut globalement pas le cas. À la fin des années 1990, le chercheur Francis Fukuyama a même parlé de « fin de l’Histoire ». La chute du bloc de l’Est devait signer le succès définitif du modèle occidental et du libre-échange. Nous savons aujourd’hui que tel ne fut pas le cas.
Plus une espèce a du succès, plus elle modifie l’environnement dans lequel elle évolue. Depuis que le baby-boomer que je suis est né, la population mondiale a été multipliée par trois. Il y a eu un gain quantitatif mais aussi qualitatif, l’espérance de vie ayant fortement augmenté dans un certain nombre de pays. Mais, aujourd’hui, nous sommes face aux conséquences de ce succès, avec l’accélération du réchauffement climatique et des démocraties de plus en plus fragilisées.
Je suis d’une génération d’Occidentaux qui n’a été confrontée que peu, voire pas, aux catastrophes naturelles, aux guerres et aux épidémies majeures. En trois ans, tous ces périls se sont rapprochés d’elle. Après la crise du Covid, on aurait dû assister à une grande prise de conscience suivie de grands changements. Mais au final, très peu de choses ont changé dans le fonctionnement de nos sociétés.
Face à l’urgence climatique, accorder tant d’importance au développement de l’intelligence artificielle (IA) n’est-il pas dangereux ?
Ce n’est pas l’IA qui nous a mis dans cette situation. La question est de savoir si les technologies vont aggraver ou aider à résoudre toutes les crises que nous affrontons actuellement. Nous sommes à la croisée des chemins. L’intelligence artificielle, on y est confrontée pour l’instant par écrans interposés. Quand les robots vont arriver en masse, ça sera encore autre chose.
Depuis deux millions d’années et l’apparition de l’Homo Erectus, nous avons une double particularité. Nous avons hérité des australopithèques une formidable plasticité à la fois morphologique, physiologique et cognitive. Et nous avons aussi hérité des premiers hommes la capacité à modifier notre environnement par des innovations culturelles et techniques. Cela nous a permis de nous installer dans quasiment tous les écosystèmes. Mais, pendant longtemps, les philosophes et penseurs, en particulier européens, qui ont été longtemps prépondérants, n’ont pas mis l’évolution technologique véritablement au cœur de leurs réflexions.
Pourquoi ?
Dans la pensée européenne, il y a une pensée dualiste. Il y a une forte séparation entre l’esprit et le corps, ce qui a aussi des conséquences sur la manière de voir la technique et l’intelligence. Cela a donc également un impact sur la manière de voir l’IA. Nous avons une vision très individuelle, personnelle de l’intelligence. Les Américains voient l’intelligence de manière plus pragmatique comme la capacité d’analyser des données. Au Japon, il y a une seule grande intelligence qui est dans la nature, ce qui explique par exemple qu’ils n’ont pas de problèmes à interagir avec des robots car l’humain a moins une position de surplomb. Ces approches très différentes, dues aux systèmes éducatifs, aux croyances, changent la manière de s’emparer de l’IA. Et expliquent notamment une forme de frilosité en Europe, par rapport à la façon plus volontariste de s’attaquer à la question des Américains et des Japonais.
Comment l’IA bouscule-t-elle notre espèce ?
Il y a différents types d’intelligence artificielle. Il y a une IA qui est dans l’analyse de données, notamment pour la médecine. Celle-ci est peu contestée. Cette IA fait appel à une capacité appelée induction. Il s’agit, à partir de données, d’extraire des schémas sous-jacents. Là, évidemment, les IA sont meilleures, plus rapides que nous. Elles nous dépassent mais sont programmées pour cela. Et puis, il y a l’IA générative, conversationnelle, celle utilisée par ChatGPT, par exemple. Et qui commence a être utilisée par de plus en plus de personnes. Il va falloir que l’on apprenne à utiliser ces IA de manière collective. Car l’IA peut être biaisée par la façon dont elle interagit avec nous. Pour que l’IA fasse des choses intelligentes, il va falloir lui parler de manière intelligente. L’enjeu, avec l’intelligence artificielle et les autres technologies qui peuvent nous faciliter la vie, est là. Il va falloir adapter notre système éducatif, notre société, pour que l’être humain ne tombe pas dans la paresse, la facilité. Qu’il apprenne à se servir au mieux de la technique face aux crises.
Propos recueillis par Matthias Hardoy
Sur la photo : Le paléoanthropologue Pascal Picq qui a écrit de très nombreux ouvrages dont « L’Intelligence artificielle et les chimpanzés du futur » et « L’IA, le philosophe et l’anthropologue ». Crédit : Futurapolis.