Yann Ferguson : « Avec l’IA, il n’est pas question de confiance aveugle, mais de raison »

Expert de l’intelligence artificielle, le sociologue Yann Ferguson, enseignant à l’Icam, l’Institut catholique des arts et métiers de Toulouse, étudie les effets pressentis de l’IA sur le travail.
Crédit photo : Héléne Ressayres – ToulÉco.
Sur quoi portent vos travaux ?
Je mène un travail prospectif pour comprendre ce que l’intelligence artificielle pourrait changer en matière de travail. J’ai réalisé un état des lieux des travaux des chercheurs, des politiques et des institutions pour en produire un récit ordonné. En parallèle, je mène des travaux empiriques au sein d’EDF, à travers deux enquêtes et des workshops. Mon objectif est d’analyser la façon dont une grande entreprise se prépare et prépare ses collaborateurs à l’arrivée de l’intelligence artificielle dans leurs métiers.
Avez-vous déjà abouti à des résultats ?
J’ai modélisé le travail collectif et dégagé cinq figures de l’homme au travail ordonnées selon trois scénarios. Selon le premier, l’IA ferait mieux que l’homme ; dans le second, l’homme et l’IA travailleraient ensemble ; et selon le troisième, l’homme serait réhumanisé grâce à l’IA.
Quels sont les cinq profils de l’homme ?
Dans un premier scénario, l’homme serait remplacé par l’IA. Cette idée, très répandue dans la littérature et dès la première révolution industrielle, réactualise le fantasme de la fin du travail et fait l’objet de nombreuses craintes. Selon le second scénario qui dessine une collaboration entre l’homme et l’IA, trois figures apparaissent. Le modèle du « travailleur augmenté », capable de plus de performance et d’efficacité. C’est ce que toutes les entreprises visent lorsqu’elles introduisent de l’IA dans leurs organisations. Deux figures moins positives peuvent aussi être imaginées : celle de « l’homme dominé », celui qui obéit à la machine, et l’homme, ou plutôt « l’humanité divisée », qui sépare le marché du travail entre les emplois stimulants et riches d’un côté et les métiers déqualifiés ou ubérisés de l’autre, tellement bien assistés par l’IA qu’ils deviennent facilement remplaçables. Enfin, selon un troisième scénario, l’homme serait réhumanisé. C’est davantage une promesse sociale, selon laquelle l’IA « désautomatiserait le travail », selon les termes employés dans le rapport Villani, lui permettant de se concentrer sur les tâches spécifiquement humaines : être créatif et être avec les autres.
Dans le monde du travail, faut-il craindre l’IA ou la considérer comme une opportunité ?
Le fait d’aborder cette technologie de façon adulte, sans imaginer un monde magnifique grâce à l’IA, est en soi une opportunité. Nous avons par le passé régulièrement abordé les évolutions technologiques comme des solutions magiques à tous nos problèmes. Qu’on songe au nucléaire, par exemple, et à toutes les conséquences que nous n’avions pas envisagées. Avec l’IA, il n’est pas question de croyance aveugle, mais de raison. Côté risque, il faut mesurer celui qui soumettrait les décisions d’un travailleur à celles de la machine et le déresponsabiliserait. Ce n’est pas parce qu’une intelligence artificielle intègre un nombre immense de données que sa réponse est forcément juste. On appelle ce phénomène le « paternalisme technologique ». Au-delà des craintes ou opportunités, je retiens que nous vivons un « momentum anthropologique », un moment fort pour se penser en tant qu’espèce. Nos représentations du travail sont faites de conventions sociales, qui évoluent constamment. Les prochaines évolutions conduiront peut-être à envisager le travail de façon différente.
Faut-il craindre des destructions d’emploi ?
Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) portant sur les tâches et non plus sur les métiers -la pratique variant d’un individu à l’autre- l’automatisation menacerait 9 % des emplois, avec 3 millions d’emploi qui seraient concernés par une probabilité haute d’automatisation. Cette étude relativise de nombreux travaux antérieurs qui envisageaient la destruction de près d’un emploi sur deux dans les pays développés.
Pourquoi, sur ces sujets, parle-t-on autant d’éthique, bien plus qu’à propos d’autres technologies ? Pour la plupart des technologies, nous avons mobilisé des promesses de sens positives. Par exemple, internet est source d’unité du genre humain et de paix mondiale, sans réelle contre-image négative. Connectée, la planète se réconcilie car les individus sont liés entre eux. Il en va tout autrement de l’IA qui pâtit d’un historique négatif, avec des figures de monstres qui se retournent contre leurs créateurs, comme le Golem ou Frankenstein.
Au-delà du monde du travail, l’IA redistribue-t-elle les cartes du monde économique ?
Comme pour beaucoup de révolutions technologiques, il y a en matière d’IA un discours de l’urgence : ceux qui s’y mettraient les premiers récolteraient davantage que les autres. La prédominance actuelle des Gafa valide cette thèse. A contrario, des analyses montrent qu’il n’y a pas eu de gains de productivité depuis le début de cette révolution technologique. Soit qu’elle n’en contient pas le potentiel, soit que les entreprises manquent de courage pour aller chercher de vraies innovations technologiques à travers l’IA. Comme le dit le fondateur de PayPal Peter Thiel, « on voulait des voitures volantes, on a eu Twitter ». Pourquoi ? Parce que Twitter est une application sympathique avec un retour sur investissement rapide. Nous serions dans une approche frileuse de l’innovation qui fait qu’on ne s’appuie pas sur l’IA pour véritablement penser le futur. n Intelligence artificielle
Propos recueillis par Valérie Ravinet, Touléco