Serge Gratton, Aniti : « Les usages de l’IA ont devancé la compréhension et la recherche »

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Serge Gratton est le nouveau directeur scientifique d’Aniti, l’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle (3IA) de Toulouse. Il défend les orientations prises par son organisation, au moment où la France doit réviser ambitions et stratégie face à l’essor spectaculaire de l’IA générative.


Serge Gratton, dans un rapport assez critique, la Cour des comptes remet en question la stratégie française de développement de l’intelligence artificielle. Elle pointe le fait que la France « conserve difficilement une place au dixième rang à l’échelle mondiale » malgré les fortes ambitions énoncées en la matière lors du lancement de la stratégie en 2019. En tant que directeur scientifique d’Aniti, l’un des quatre 3IA français, comment recevez-vous ce rapport ?
Il faut noter tout d’abord que ce rapport de la Cour des comptes n’est pas spécifiquement sur Aniti et sur les autres 3IA. Son objectif n’est pas de savoir si nous sommes performants académiquement par rapport à l’argent investi par l’État. Un jury international a estimé l’an dernier que nous l’étions et qu’il fallait reconduire le dispositif. Le rapport de la Cour des comptes porte sur la stratégie nationale sur l’intelligence artificielle et fait des recommandations pour la rendre plus efficace. Il insiste sur la nécessité de créer un véritable réseau de coopération entre les 3IA. Nous avons démarré dans un état d’esprit compétitif afin de justifier nos existences respectives. Désormais, il nous faut travailler ensemble. Le ministère de l’Enseignement supérieur ainsi que la Première ministre se sont déclarés favorables à la poursuite des 3IA à condition que nous les trans formions en « clusters 3 IA ». Dans cette nouvelle organisation plus coopérative, nous bénéficierions de financements de plus long terme (sept ans contre quatre) qui nous permettront de nous lancer dans des projets plus ambitieux.

Le rapport appelle à accélérer sur le volet formation à l’IA. Qu’en pensez -vous ?
Le premier objectif qui nous était fixé était de multiplier par deux le nombre d’étudiants formés à l’IA. Nous l’avons atteint. Le président de la République nous a fait savoir récemment qu’il trouvait que, contrairement à d’autres pays européens, nous ne formions pas assez d’étudiants au niveau Bac+3. Il est vrai que nous étions plus présents sur des formations Bac+5 et Bac+8. Nous allons travailler sur des formations au niveau IUT et licences pour répondre au mieux aux besoins des entreprises.

Le rapport de la Cour des comptes dit qu’il faut continuer à développer une approche « frugale et de confiance » de l’IA. De quoi s’agit-il ?
Les formes d’IA très populaires actuellement sont particulièrement gourmandes au niveau énergé- tique. Elles coûtent très cher tout en ayant un impact écologique très important. Il est souhaitable de réduire l’impact écologique de l’intelligence artificielle, de faire émerger une IA plus légère qui n’a pas besoin d’immenses data centers pour fonctionner. C’est cela l’IA de frugalité. L’IA de confiance, c’est l’idée de faire émerger une intelligence artificielle éthique, qui ne met pas la vie humaine en danger et qui ne crée pas de discriminations. Au niveau national, nous travaillons sur cette dimension avec des partenaires industriels au sein du programme Confiance.AI. Parmi les quatre instituts 3IA, Aniti est celui qui investit le plus dans cette IA de confiance. Nous voulons que l’intelligence artificielle sur laquelle nous travaillons introduise le moins de biais possible dans ses décisions, qu’elle puisse les expliquer et rectifier au mieux les problèmes éventuels qu’elle engendre.

Il faut donc selon vous se concentrer sur une IA plus éthique. Faire le contraire de l’IA générative type ChatGPT dont on parle énormément actuellement ?
L’IA générative, ce sont des techniques qui peuvent être clairement très inquiétantes. Celle qui a suscité le plus de réactions, c’est ChatGPT effectivement qui génère du texte mais on a aussi beaucoup parlé de celles qui génèrent des images et des vidéos. Ces IA fonctionnent grâce à d’énormes corpus de données, quasiment tout Internet et nécessitent donc un nombre immense de serveurs qui dépensent une énergie faramineuse. Tout cela pour aboutir à des performances correctes, avec des résultats qui paraissent probables mais sont parfois incorrects, trompeurs. Ce type d’IA manque de logique réellement mathématique, de capacité d’explication et de déduction. D’un point de vue scientifique, nous ne pouvons pas délaisser ces systèmes génératifs. Ils sont très intéressants à étudier. Il faut réfléchir à la façon de les améliorer et où les introduire. Par exemple, il faut les interdire dans le système judiciaire car ils ont trop de biais qui peuvent être dangereux. Cette réflexion existe au niveau européen, c’est le sujet d’une réglementation, l’Artificial Intelligence Act (IA Act), en train d’être négociée au sein de la Commission européenne.

Cet essor de l’IA générative a-t-elle pris de court un institut comme le vôtre ?
Oui, cela nous oblige à avoir une recherche un peu plus proche des applications. Nous pouvons le regretter mais les usages ont devancé la compréhension et la recherche. Nous sommes face à une accélération et une massification de la recherche en IA. En tant que chercheur, c’est une période stressante mais exaltante. Nous sommes dans une période de rupture technologique comparable à l’arrivée d’Internet ou des smartphones. Pour la recherche, c’est une grande responsabilité d’être confrontée à une technologie dont on ne connaît pas encore tous les contours.

Mais la difficulté, c’est que vous faites face à des acteurs internationaux qui n’ont pas le même comportement éthique ?
Oui, la question est de savoir comment on souhaite mener la recherche sur l’IA en 2023. Du côté d’Anti, nous préférons les techniques qui relèvent de la science ouverte. Ce qui nous déplaît notamment dans certains outils massivement utilisés, c’est que nous n’avons pas accès à la manière dont ils ont été mis au point de manière publique. Donc on ne sait pas complètement ce que la technologie implique réellement.

Quels rapports entretenez-vous avec le monde industriel et des start-up toulousaines ?
Nous sommes considérés comme le 3IA le plus industriel. Notre institut est financé à 33 % par l’industrie. À Toulouse, nos partenaires sont les grands noms de l’aéronautique. La période de la crise sanitaire a été une période très compliquée pour nouer des projets ensemble. Cela devrait être plus simple dans la période qui est en train de s’ouvrir. Le financement des start-up est un objectif important qui nous est fixé. Il est crucial que nous trouvions le bon positionnement par rapport aux acteurs qui soutiennent des jeunes pousses au niveau local. Pour le moment, nous apportons du support et du conseil à quelques start-up qui sont encore en phase de recherche. Avec la nouvelle organisation, nous allons devoir formaliser notre soutien aux jeunes entreprises innovantes.
Propos recueillis par Matthias Hardoy

Sur la photo : Serge Gratton est le nouveau directeur scientifique d’Aniti, l’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle (3IA) de Toulouse. Crédit : Aniti.